Un secret personnel, qu’il soit anodin ou lourd de sens, peut parfois être confié à ceux en qui nous avons profondément confiance. Mais il en existe d’autres, plus enfouis, que nous ne connaissons même pas nous-mêmes. Tellement enfouis qu’ils échappent à notre conscience, dissimulés quelque part dans les profondeurs de notre mémoire émotionnelle.
Je les appelle les secrets insaisissables — à la différence des secrets ordinaires, que l’on choisit de garder ou de révéler.
Ces secrets-là ne se disent pas, parce qu’ils ne remontent pas à la surface. Et pourtant, ils pèsent. Ils troublent. Ils abîment. Ils peuvent provoquer un profond mal-être, miner la santé mentale et physique, et maintenir la personne dans une souffrance dont elle ne comprend pas toujours l’origine.
Du jardin secret au terrain miné
Nous avons tous, quelque part en nous, un jardin secret. Un lieu intérieur où sont rangés des souvenirs, des émotions, des petits secrets ordinaires – parfois doux, parfois mélancoliques. Ce jardin ressemble à un refuge, un espace où l’on se promène en pensée, pour sourire à ce qui a fait de nous ce que nous sommes.
Mais pour d’autres, ce jardin est devenu un champ de bataille.
Il est peuplé de secrets blessants, parfois bien identifiés mais tus, parfois insaisissables. Chez certaines personnes, ces secrets viennent de violences vécues dans le silence : maltraitance, emprise, harcèlement… Des souffrances quotidiennes, souvent subies dans la sphère familiale, professionnelle ou relationnelle.
Ces secrets-là sont durs à porter. Et pourtant, ils restent enfouis. Pas parce qu’on les ignore, mais parce qu’on n’ose pas les dire. Par peur des représailles. Par honte. Par culpabilité. C’est souvent le cas des victimes sous emprise, comme les femmes battues ou les personnes harcelées. Elles pourraient parler… mais le silence semble plus sûr.
Les secrets insaisissables sont souvent liés à des événements traumatiques. Ce sont des vécus si violents, si déstabilisants, qu’ils dépassent les capacités du cerveau à les traiter normalement.
Dans certains cas, la personne a eu le sentiment réel que sa vie était en danger : attentat, agression, braquage… Ce type d’expérience peut provoquer un stress post-traumatique, où le corps et l’esprit restent figés dans la peur longtemps après les faits.
Mais le traumatisme ne se limite pas à une menace physique. L’émotion qu’il entraîne peut aussi toucher l’intégrité existentielle d’une personne, c’est-à-dire ce qu’elle est, au plus profond d’elle-même. C’est ce qui arrive, par exemple, chez de jeunes enfants victimes d’attouchements ou d’agressions sexuelles. Ces actes détruisent une part de leur identité, de leur sécurité intérieure. Surtout lorsque l’agresseur est une figure censée être protectrice : parent, proche, enseignant, ou toute personne du cercle de confiance.
Chez les victimes de viol, ce n’est pas seulement le corps qui a été envahi : c’est l’être même qui a été brisé. Pour elles, c’est comme si leur champ de bataille intérieur avait été laissé en friche. Comme si leur esprit avait refermé la porte sur un lieu trop douloureux à visiter.
D’un point de vue neuropsychologique, on parle de court-circuit protecteur : une coupure entre le cerveau rationnel (celui qui peut analyser, comprendre, mettre en mots) et l’amygdale, la zone du cerveau qui enregistre la mémoire émotionnelle. Résultat : les émotions liées au traumatisme restent enfermées, inaccessibles. La victime ressent la souffrance, en porte les traces, mais ne parvient pas à l’exprimer. Même si elle n’a pas oublié ce qu’elle a vécu, elle ne peut pas l’expliquer. Elle le vit, en silence, comme un fardeau qu’elle traîne chaque jour.
Quand le corps ou le comportement parle à la place des mots
Lorsque le cerveau n’ose pas ou ne peut pas exprimer une douleur émotionnelle profonde, cette souffrance ne disparaît pas.
Elle se comporte comme une rivière qu’on tente de contenir à tout prix : l’eau finit par déborder, creuser d’autres chemins, parfois souterrains, jusqu’à jaillir là où on ne l’attend pas. C’est ainsi que certains maux surgissent sans cause visible : fatigue chronique, douleurs diffuses, troubles de l’humeur, conduites à risque… autant de signaux silencieux d’un trop-plein intérieur.
On voit alors apparaître des symptômes difficiles à relier à une cause précise :
- une dépression qui surgit malgré une vie apparemment stable,
- des blocages sans comprendre pourquoi,
- des épisodes de dissociation, où la personne se déconnecte soudainement d’elle-même ou de son environnement,
- un recours à l’alcool ou aux drogues sans raison claire,
- des troubles de l’attachement,
- des douleurs nociplastiques comme la fibromyalgie ou la polyenthésopathie, qui mobilisent à la fois rhumatologues, neurologues, anesthésistes et psychiatres.
Certaines maladies varient selon l’état de stress : eczéma, ulcère, colopathies fonctionnelles… Et il est désormais établi que le stress peut affaiblir le système immunitaire et favoriser l’émergence de maladies auto-immunes (1).
Enfin, il y a des formes de détresse qui poussent certaines personnes à se faire du mal physiquement. Ces automutilations – parfois cachées, sur des parties du corps dissimulées – sont une tentative désespérée : transformer une souffrance intérieure en douleur visible, pour en reprendre le contrôle, ne serait-ce qu’un instant.
Avant d’aller plus loin, deux précisions importantes :
Ce n’est pas parce qu’on ne trouve pas de cause évidente à un symptôme qu’il s’agit forcément d’un traumatisme psychique.
Ce n’est pas parce qu’une maladie est qualifiée de psychosomatique qu’elle est « imaginaire » ou moins grave. Une douleur par exemple peut être bien réelle, et résulte d’un dysfonctionnement de la modulation de la douleur par le système nerveux central. On parle alors d’une douleur nociplastique, engendrée ici par une souffrance psychique.
C’est donc au médecin – ou au soignant – de savoir faire la part des choses, avec discernement et sans préjugé.
De tristes constats : peut-on parler de lien de cause à effet ?
Dans ma pratique, j’ai été frappé par un constat lourd de sens : le nombre de femmes ayant été victimes d’attouchements, d’inceste, de viol ou de violences conjugales est bien plus élevé qu’on ne l’imagine.
Je n’ai pas tenu de statistiques formelles, mais lorsque j’ai pris le temps d’explorer un peu plus loin certaines histoires de vie, j’ai estimé qu’environ un tiers des femmes que j’ai accompagnées avaient subi de telles violences. Les hommes aussi peuvent en être victimes, bien sûr, mais selon mon expérience, dans une proportion moindre.
En parallèle, un autre constat s’impose : de nombreuses pathologies physiques ou psychiques, notamment celles évoquées plus haut, sont beaucoup plus fréquentes chez les femmes que chez les hommes. Prenons deux exemples :
- La fibromyalgie ou la polyenthésopathie, cette maladie invalidante mais peu visible, toucherait jusqu’à 9 femmes pour 1 homme (2).
- L’automutilation, souvent liée à une grande détresse intérieure, concernerait jusqu’à 7 femmes pour 3 hommes (3).
Non, ce n’est pas « dans la tête »
Certes, les causes exactes d’un grand nombre de ces maladies restent floues. Elles sont souvent multifactorielles : génétiques, hormonales, environnementales… Mais il est difficile d’ignorer une possible corrélation entre ces troubles et les violences vécues.
D’autant que beaucoup de patientes ne font pas spontanément le lien entre leurs symptômes actuels et les agressions passées. Comme si le corps, seul, avait gardé la mémoire.
Pourquoi il est vital de libérer ces secrets
Vous l’aurez compris : beaucoup de femmes – et aussi des hommes – portent en eux un poids invisible. Une histoire indicible, enfouie, parfois oubliée en surface, mais bien présente dans leur corps et dans leur vécu. Ces blessures muettes peuvent être à l’origine de bien des troubles… pour lesquels les mots manquent.
Alors, comment aider à libérer un tel secret ? Qu’il s’agisse d’un secret ordinaire mais blessant, ou d’un secret insaisissable, comment ouvrir cette porte intérieure, souvent verrouillée par la peur, la honte ou l’oubli ?
Qu’on soit un proche de confiance, un thérapeute (médecin, psychologue, psychothérapeute…), ou encore un professionnel en contact avec les victimes (pharmacien, travailleur social, policier, avocat, …), il est essentiel de savoir comment accompagner une victime avec justesse.
Sans forcer.
Sans dépasser sa mission.
Mais en restant attentif à ce qui ne se dit pas encore.
Car mettre des mots sur la souffrance, c’est déjà commencer à la réparer.
Savoir pour mieux aider
Il faut savoir.
Savoir que les violences existent, sous toutes leurs formes.
Savoir qu’elles sont bien plus fréquentes qu’on ne l’imagine.
Savoir qu’elles touchent toutes les couches de la société, y compris les milieux qu’on croit à l’abri parce qu’ils sont éduqués, favorisés ou socialement en vue.
Savoir, aussi, à quel point ces secrets blessants ou insaisissables peuvent détruire en silence, affecter profondément le corps, l’esprit, la vie.
Et une fois que l’on sait, alors on ose poser les bonnes questions. Même si elles sont délicates. Même si elles touchent à l’intime. Même si cela met mal à l’aise. Car tant qu’on n’a pas levé le doute, on ne peut pas aider réellement.
À nous de prêter attention à ce que le corps exprime quand les mots se taisent.
Rester à l’écoute des signes de stress, des blocages, des réactions inhabituelles… Ces petits signaux qui, mis bout à bout, peuvent révéler une souffrance profonde que la personne n’arrive pas — ou ne peut pas — verbaliser.
La bonne attitude
Imaginez une personne qui aimerait se confier, mais qui n’ose pas.
Elle hésite, par peur, par honte, ou parce que tout est encore trop confus dans son esprit. Et face à elle, un professionnel de la santé ou un proche, bien intentionné, mais pressé, distrait, ou focalisé uniquement sur ce qui est visible et mesurable.
Dans ce contexte, aucune chance que la parole émerge. Aucun espoir que la confiance puisse naître.
Et pourtant, c’est souvent là que tout peut basculer — dans un simple échange, si celui-ci est porté par trois clés essentielles : empathie, respect et bienveillance.
Adopter cette posture, c’est peut-être devenir la première personne capable d’entendre au-delà des mots, de capter un détail, une hésitation, un malaise… et de semer les premières graines de la reconstruction.
S’accrocher à ce qui semble incompréhensible
Lorsque la douleur ne s’explique ni par une cause biologique, ni par un trouble psychique évident, l’entourage peut être tenté de minimiser : « ça passera », « tu somatises », « tu t’en fais trop ».
Et souvent, on attend du médecin qu’il apaise vite : antidouleur, calmant, anxiolytique, antidépresseur… autant de réponses qui soulagent, parfois, mais ne traitent pas la cause.
C’est justement dans ces situations que le déclic doit avoir lieu.
Quand rien ne « colle », oser se demander :
« Et s’il y avait là une blessure plus profonde, invisible ?
Quelque chose de gardé sous silence, enfoui, un secret ordinaire blessant… ou un secret insaisissable ? »
C’est dans cette ouverture que peut surgir la vérité. À condition d’oser aller plus loin, en douceur, sans certitude ni précipitation.
Tendre une perche
Le moment est délicat.
Comment aborder une personne, sans savoir si elle a réellement subi un traumatisme ? Et surtout, sans savoir si elle est prête à en parler, ici, maintenant, avec vous ?
Poser une question frontale — « Avez-vous été victime de viol ? » — fermera très souvent la porte. La personne dira non, même si ce n’est pas le cas. Et l’opportunité sera perdue.
Il existe pourtant une autre façon, plus fine, plus respectueuse. Il s’agit de tendre une perche sans imposer quoi que ce soit. Offrir un espace, sans obliger à s’y engager.
Par exemple, un médecin peut dire à sa patiente :
« Nous avons fait tous les examens, mais je ne trouve pas d’explication claire à ce que vous ressentez. Parfois, certaines douleurs sont liées à des blessures qu’on n’arrive pas à dire.
Ce que le mental n’arrive pas à exprimer, le corps le fait à sa place. »
Il peut alors poursuivre :
« Je vais vous donner un exemple, pas pour que vous répondiez, mais juste pour que vous sachiez que je suis ouvert à en parler si un jour vous le souhaitez.
Beaucoup de femmes que j’ai accompagnées ont, dans leur passé, subi des attouchements ou des agressions. Ces blessures sont si profondes qu’elles restent muettes… mais elles s’expriment autrement, dans le corps.
Si cela vous parle, sachez que vous n’avez pas à me le dire ici et maintenant. Mais peut-être qu’un jour, à quelqu’un, vous pourrez le confier. Parce que ça compte. »
Si la personne ne réagit pas, ou dit que ce n’est pas son cas, on n’insiste pas. On peut simplement élargir la réflexion :
« Peut-être y a-t-il eu d’autres expériences, d’autres épreuves marquantes, que votre corps continue de porter… »
Bien orienter
Et si la personne, en confiance, finit par dire oui — oui, elle a été blessée, violentée, ou vit encore une situation de danger ?
Alors l’écoute, déjà précieuse, ne suffit plus.
Il faut pouvoir l’accompagner concrètement, en fonction de ce qu’elle vit et de ce dont elle a besoin.
Cela peut passer par :
des mesures de protection, si la personne est toujours en danger,
une prise en charge thérapeutique, pour commencer à reconstruire,
des conseils juridiques, en droit familial ou en droit du travail,
l’intervention d’un travailleur social,
ou encore un suivi médical adapté.
Le plus important, c’est de ne pas rester seul avec cette parole confiée. Et de ne pas laisser la victime seule avec son fardeau, maintenant qu’elle a osé l’exprimer.
Épilogue
Les violences prennent des formes multiples, parfois visibles, souvent invisibles. Et les souffrances qu’elles causent sont, elles aussi, profondes, silencieuses, difficiles à dire.
Parce qu’on ne les voit pas toujours, parce qu’on les minimise trop souvent, elles restent dans l’ombre.
Mais il suffit parfois d’un regard attentif, d’une écoute vraie, ou d’une parole tendue comme une main, pour faire une différence.
Si chacun, à son échelle, prend conscience de l’ampleur de cette réalité et de ses conséquences, alors nous pourrons, collectivement, mieux protéger, mieux accompagner, et surtout mieux entendre ces appels à l’aide — même les plus discrets.
Cet article a été rédigé par Philippe Marneth